Cette odeur âcre de bière te suivra toute ta vie. C’est sans y penser que tu la laisseras s’infiltrer dans tes narines grandes ouvertes et qu’elle t’arrachera un hoquet de surprise, fissure béante au milieu de ton discours impeccable. La faille se prolongera dans tes phalanges, dans tes mains et tu tomberas, petit môme perdu, abandonné dans ce gros canapé dégueulasse, entre ton ivrogne de mère et le fantôme de ton père.
Il est six heures du soir. Personne n’a fait de thé quand ont sonné cinq heures, c’est à peine si on sait faire autre chose que des cocktails dans cette baraque. Tu as quoi, sept ans ? Sept ans et tu passes déjà la moitié de ta journée devant la télé, devant cette machine à vomir des mensonges, devant des programmes que tu ne devrais pas pouvoir imaginer. Et puis toujours, à tes côtés, ta mère, serrant sa bière dans la main comme s’il s’agissait de ton père, comme si elle pouvait lui transmettre son amour rien qu’en caressant les courbes de la bouteille verte. Tu ne le croises jamais ton père, tu le sens. Tu peux imaginer sa présence lorsque ta mère est là. Ils s’aiment tellement, tu vois, que même lorsqu’il est ancré à son bureau à trois heures du matin, ta mère sait qu’il est à ses côtés. Mais toi tu ne comprends pas, tu n’es qu’un morveux malléable, une poupée de chiffon trimballée entre le canapé et l’école. L’école où tous tes copains de cour de récré ont une maman, un papa et un sofa propre. Tu ne sais donc pas qu’ils se sont mariés trop vite, emportés contre les seins de l’Amour, aveuglés par ses mains. Tu n’imagines pas qu’une fois installés dans cette maison à rénover, ils ont oublié d’acheter de quoi se protéger et t’ont vu arriver. Comment pourrais-tu comprendre que sans diplôme, ils allaient avoir du mal à vous élever, toi et la cabane ? Alors tu restes assis là, les yeux ronds fixés sur les images floues de la télévision, persuadé que c’est ça la vie, que c’est ça l’avenir. Persuadé que l’air sent la bière et que les couples valent un demi.
La puanteur ne s’arrête pas là. Tu es tombé dedans quand tu étais petit, gamin, ne crois pas t’en débarrasser si facilement. Même après avoir quitté le canapé, à tes quinze ans, même après avoir fui chez ton meilleur ami pour avoir une vie convenable, la senteur était encore sous tes chaussures. Même en travaillant comme un forcené pour te sortir de cette bouteille de bière, même en sortant dans les premiers de ton année à tes 18 ans, là encore tu en avais le nez infecté. Il y a eu ces soirées, beuveries de lycées auxquelles tu aimais bien participer. Tu rencontrais des filles, des garçons aussi, et tu t’amusais bien. Vous fumiez tranquillement vos pétards sur le bord de la route, une gonzesse sous chaque bras, pour fêter la fin des cours, la fin des séances de torture devant les équations mathématiques et les repères chronologiques. Mais lorsque tu as voulu mettre ton nez dans une bouteille, ça a été viscéral, tellement profond que tu en as vomi toute la nuit. Tu pouvais te faire plaisir après avoir travaillé, certes, mais tu ne devais jamais boire.
Jamais.Tu laissas là les liquides ambrés et les relents dégoutants. Tu t’autoproclamas spécialiste en citations bidons, gravant « c’est en forgeant que l’on devient forgeron » et « quand on veut, on peut » dans ta tête, ajoutant au mélange quelques portraits de Winston Churchill pour l’assaisonnement. En entrant à Oxford, tu ne jurais déjà plus que par « Le vice inhérent au capitalisme consiste en une répartition inégale des richesses. La vertu inhérente au socialisme consiste en une égale répartition de la misère. » Tu prenais de plus en plus conscience de ce qu’était la vie, comprenant enfin ce que tu voyais à la télé à tes sept ans. Tu ne repris ni contact avec tes parents, ni avec la bière. Tu trouvais ça dangereux, tu avais peur d’être déçu, peur de voir que rien n’avait changé.
Tu continuas de courir, tes cheveux derrière toi, de plus en plus longs d’ailleurs. Ton visage se durcit, ton front se bomba, comme pour faire plus de place aux multiples pensées qui s’y heurtaient en permanence. Tu devins avocat, on trouva ça normal, tu trouvais ça beau. Tu évitais de te retourner, évitais de repenser au canapé. Tu te disais que tes parents avaient peut-être lu dans le journal que tu étais diplômé. Tu espérais parfois les voir se pointer, tous dépités, devant ton bureau, pour que tu viennes les trainer en dehors de cette misère.
Ce n’était pas assez loin, finalement, la bière était toujours dans ton dos, il te fallait courir plus vite. Tu bouffais des livres et des affaires à n’en plus finir, tu sentais ta tête exploser à chaque ligne sautée. Tu enchainais clope sur clope pour digérer le boulot, tu voulais vivre en te sentant crever de l’intérieur peut-être, ou simplement mourir en ayant vécu. Et puis il arriva. Ce siège au Parlement, ce pied-à-terre inespéré. Tu t’abandonnas à lui, te laissas tomber dessus, satisfait, plein, repu. Tu avais assez couru, Maddox, assez saigné.
Et puis pourtant, tu relèveras la tête un beau jour, reposé, prêt à te lever pour faire cette merveille de discours et alors que tu ouvriras les paupières, tu verras la bière te faire un clin d’œil, posée sur la table devant toi. Et tu tomberas.
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FONDAMENTALEMENT, TU ES PLUTÔT GENTIL OU MÉCHANT ? Oui parce que dis-moi, Eddington, les hommes politiques ne sont pas des anges, n’est-ce pas ? Alors bien sûr, toi tu prônes l’honnêteté et la franchise, comme tous ceux qui sont assis derrière leur bureau, dans la pièce d’à côté. Mais finalement, non, tu n’es pas méchant à proprement parler. Tu es infâme pour la pauvre ménagère qui aurait voulu que tu votes la loi différemment. Mais tes intentions sont bonnes.
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ES-TU HEUREUX DANS TON MÉTIER ? Ton emploi du temps ministériel, ton Blackberry, tes dossiers empilés et toi, vous formez un plutôt joli couple. Tu es bien là où tu es, tu as mérité ta place, tu t’es battu. Alors oui, tu t’arraches les cheveux en permanence, parce que c’est difficile, mine de rien, trois jobs en un. Mais puisqu’on te connait, que tu laisses ta marque quelque part, que tu agis, que tu es là, oui, tu es heureux. Définitivement.
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POURQUOI ES-TU UNE PERSONNE AGRÉABLE ? Tu sais parler, tu pourrais faire croire à un poisson rouge que la vie est plus belle à l’extérieur de son bocal. Parfois, tu écrases un peu les autres avec ton débit de paroles infernal. Mais c’est sans les oublier que tu exposes tes idées, tu aimes entendre les autres t’expliquer ce qu’ils pensent. Les oreilles et la bouche, ça te suffit amplement.
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ET QUELS SONT TES POINTS FAIBLES ? Ton ambition te poussera à ta perte. C’est comme s’amuser avec la bourse, au bout d’un moment, on finit toujours par y laisser un bras. Arrête de jouer avec le feu, Eddington, rassieds toi dans ton fauteuil et attends. Patiente.
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PLUTÔT OPTIMISTE OU PESSIMISTE ? Optimiste, les yeux fermés. On ne grimpe pas une échelle en étant négatif. C’est marrant, mais parfois, tu penses pouvoir croire à ces proverbes fantaisistes prêchant l’hédonisme.
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TON OBJET FÉTICHE ? Ta bague en or ne quitte jamais ton doigt. C’est pour te donner des airs, pour te sentir important. Tu t’imagines que tes armoiries y sont gravées, parfois, mais elle a beau t’avoir coûté une fortune, elle n’a rien d’historique.
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PARLE MOI DE TES PENCHANTS AMOUREUX ET DE TA SITUATION ACTUELLE ? Oui, parce que je n’ai pas tout compris, finalement, je pensais que tu craquais pour les bonhommes avant, non ? Enfin, tu as goûté aux deux camps, c’est vrai. Pour continuer à monter en politique, il t’a fallu faire des choix, et t’afficher en tant que libertin bisexuel ne te semblait pas approprié. Tu as délaissé les hommes et choisis les femmes, ces créatures filiformes à l’esprit tordu. Une de celles-ci en tête, peut-être ?
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ET TON PLUS GRAND RÊVE ? Tu ne le caches pas, mais tu ne t’en vantes pas. Tu aimerais pousser la porte du 10, Downing Street, accompagné par les bienvenus de tes nouveaux collègues. A trente ans, on peut encore s’abandonner à de telles illusions.
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ES-TU UN BON CITOYEN DE LONDRES ? Oui, sans détours. Un homme politique est tenu de soigner son image, et tu te débrouilles plutôt bien. Pas d'élections trafiquées ni de propagande sanglante pour le moment.
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QUEL A ÉTÉ TON CHOIX DE VIE LE PLUS RÉUSSI ? Tu hésites à avouer que tu trouves ta vie réussie. C’est pourtant le cas, quitter tes parents pour aller étudier et te taper la tête contre les murs devant tes devoirs pour espérer décrocher une bourse ont été des sacrifices utiles et fructueux.
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ET TA PLUS GROSSE DÉFAITE ? A nouveau, tu oscilles entre deux extrêmes. Ta vie est-elle toute noire ou toute blanche ? Décamper de chez toi à quinze ans, une véritable bonne idée ? Est-ce que, parfois, tu n’aimerais pas être entouré de ta famille, mot qui à lui seul fait blanchir tes phalanges ?
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TA PIRE ADDICTION ? La nicotine. Après six tentatives vaines pour arrêter, tu t’es résolu à continuer. Tes poumons calcinés pleurent, tu savoures chaque taffe comme si c'était la dernière.