Je cherchais des documents concernant l’achat de notre appartement quand j’ai trouvé, dans les affaires de mon mari, l’invitation au gala organisé par les grandes pompes de la ville. Je l’attendais. J’étais d’ailleurs surprise de ne pas l’avoir déjà reçue. En effet, si je déteste me déguiser pour plaire au plus grand nombre, mes perspectives d’avenir dépendaient des contacts que je parviendrais à nouer durant cette soirée. Aussi, William, en me cachant le carton d’invitation, n’a réussi qu’une chose : me prouver que nous ne regardions plus dans la même direction lui et moi. Je crains définitivement pour mon mariage et je suis déterminée à obtenir des explications quant à son geste. Dès lors, je l’attends de pied ferme dans la cuisine. Je fais les cent pas, une cigarette à la bouche et un verre de vin à la main. Sur la table, l’invitation et un cendrier où gisent écrasé bon nombre de mégots. Lasse d’attendre, je me saisis de mon portable quand la porte s’ouvre enfin, ses gonds rompant le lourd silence, témoin de la colère que nous nous vouons mutuellement.

À peine William est-il entré dans la cuisine que je l’assaille de questions. Pourquoi m’a-t-il caché ces invitations et surtout, dans quel intérêt ? Il soupire, agacé et commence par nier cette manœuvre. Ses mensonges m’horripilent au plus haut point, mais je me contiens. «Je veux juste discuter William. Je veux juste que tu me dises la vérité. » lui suggérais-je avec assurance. Il se contente d’hausser les épaules alors, je m’emporte. « As-tu seulement conscience de l’importance de cette fête pour moi ? Tu ne veux pas me voir avancer ? C’est ça ? » tempêtais-je en oubliant ma bonhomie habituelle. C’est la deuxième fois en deux semaines que je perds le contrôle avec une telle fougue. Mais qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? Qu'est-ce qui ne va plus entre nous ? « Oui ! Mais, je ne veux pas y aller, c’est tout. » a-t-il hurlé à son tour. J’en suis restée un instant sans voix et, sentant les larmes poindre au bord de mes paupières, j’ai chuchoté qu’il ne pouvait pas me faire ça. Il m’a simplement répondu « Oui, je peux. » J’ai protesté une fois, deux fois. Je m’apprête à le faire pour la troisième fois... et William me tourne le dos pour finalement me rétorquer, dans l’embrasure de la porte : «Tu n’as qu’à aller avec Aaron si tu y tiens tant. Il paraît que je n’ai rien à craindre après tout. Amusez-vous bien.» Et je l’ai pris au mot. Le soir même, je téléphonais à jeune homme pour lui proposer de m’accompagner, prétextant un besoin pressant de me faire pardonner.

***

Nous n’avions pas échangé un mot depuis notre réveil. J’ai partagé mon sommeil avec la solitude et William n’a visiblement pas dévissé son séant du canapé où il passa la nuit seul, lui aussi. Il était toujours confortablement installé devant une émission de télé-réalité quand je suis partie me préparer, sans un mot. Et, c’est sans un regard que j’enfilai mes escarpins tout aussi foncés que la robe fourreau qui m’habillait. J’ai ouvert la porte et, tandis que je m’apprêtais à sortir, il m’a demandé qui m’accompagnait et je fus prise de remords. J’aurais d’ailleurs pu renoncer si je n’avais pas reçu un message de mon cavalier pour m’avertir qu’il m’attendait au pied de l’immeuble. Pour me défendre, j’ai répondu que j’avais seulement suivi mes conseils. Un air consterné plus tard, il me hurlait quelques insanités de son cru. J’ai claqué la porte derrière moi, outrée, persuadée que cette fois, je signais tacitement les papiers de l’inévitable divorce dont il me menaçait. Je ne saurais dire quel sentiment m’a poussé à traverser la chaussée pour rejoindre Aaron. Tout comme j’ignore pourquoi son compliment m’intima un sourire au coin des lèvres. Je sais seulement qu’il était charmant, que je l’avouai à mi-mots et que je me suis laissée guidée jusqu’à l’hôtel Mayfair.

Perdu au milieu de la haute, au milieu de cette foule qui m’oppresse un peu, je pense à lui, à mon mari que j’ai abandonné à son triste sort dans notre grand appartement. Je me sens alors à nouveau coupable, frôlant la paranoïa à chaque regard posé sur Aaron et moi. Je devine les jugements de chacun, leurs suppositions également. La femme mariée qui vise un haut poste, mais qui s’affiche et se fourvoie au bras d’un malfrat supposément reconverti à la justice pour les beaux yeux de Lancaster. Je pourrais presque les entendre. Je me dis que je n’aurais jamais dû venir parader au milieu de ce monde grotesque de strass et de paillettes. Alors, je m’agrippe plus fort que je n’aurais voulu au bras qu’Aaron me tend. J’accepte la coupe qu’il me propose et je dois me retenir pour ne pas l’avaler tout de go. Au contraire, je trinque avec lui. Nos verres s’entrechoquent et je lui souris sincèrement. Finalement, la chaleur de sa voix me fait oublier ma culpabilité. Il me fait oublier la foule carnassière que j’imagine, un peu égocentrique peut-être, intéressée juste par nous. Nous, ce couple étrange que nous formons aujourd’hui. Nous, les collègues trop complices. Nous, les collègues aux regards trop soutenus et aux gestes trop familiers. « Laisse-moi le temps de saluer quelques têtes importantes... après, nous serons libres de partir. Ça te va ? » lui proposais-je avant de boire une gorgée de l’or pétillant dans mon verre et de grimacer face à son invitation incongrue. « Danser ? Avec moi ? Tu plaisantes ? Je crains que ce ne soit pas une bonne idée. C’est comme si j’enlevais mon alliance au vu et au su de tous. Tu imagines le scandale pour William ?» répondis-je le plus sérieusement du monde alors qu’il venait de me couper l’herbe sous le pied. Dommage. J’avais déjà dans le collimateur une remplaçante de choix pour satisfaire ses désirs. Une petite femme rondelette aux visages bouffis boudinée dans une robe vaporeuse d’un rose criard. Inconsciemment, je n’aurais pas supporté de le voir convoler au bras d’une jeune femme plantureuse à l’image de celle qui s’approche de lui. Une poupée exotique aux courbes voluptueuses, aux grands yeux amandes et au teint vanillé. Elle était tout ce que je n’étais pas. À côté, je suis aussi savoureuse qu’un bonbon à la neige. Je suis insipide, inodore et incolore. Même sa voix est agréable. Elle a tout pour elle et elle semble le connaître depuis des lustres.

Je leur invente un passé commun. Un passé sulfureux qui anime en moi une forme de jalousie que j’exècre. Mais, c’est plus fort que moi. Je ne peux m’empêcher de serrer un peu la mâchoire et de prendre cette décision spontanée de vider mon verre et d’interrompre leur conversation que je ne comprends pas, assourdie par une possessivité malsaine. « J’adore cette chanson. » ai-je spontanément minaudé. « Viens, on va danser ». Et je l’ai tiré à ma suite jusqu’à la piste de danse non sans avoir oublié de prendre poliment congé de l’intruse. Ce n’est qu’après m’être imposée au cœur de ses bras que j’ai reconnu mon soi-disant morceau préféré. Un bide dont je ne connais pas ni le titre ni l’interprète. J’eus envie de sourire et j’ai baissé la tête pour dresser un building de mauvaise foi entre lui et moi : « Tu pourrais me remercier. Je t’ai sorti des griffes de cette mante religieuse. J’avais bien vu que tu ne savais pas comment t’en débarrasser. »

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